Dans son dernier film, le freerider valaisan se met en scène sur une chanson écrite par sa mère et interprétée par sa grand-mère. Les trois s’expriment par des arts différents mais accomplissent une même «quête de verticalité»
Françoise Claret n’était pas inquiète pour la guitare. De toute façon, elle n’en a «jamais très bien joué». Par contre, elle pensait que, peut-être, sa voix serait un peu rouillée. Ce matin de décembre, elle s’est rendu compte que non.

Pour la première fois depuis une paie, cette élégante Valaisanne de 79 ans s’est emparée de son instrument et, pour le simple plaisir de la musique, dans l’intimité de sa maison d’Orsières, elle a passé en revue la quasi-intégralité de son répertoire. Elle a terminé le récital avec de la corne au bout des doigts et une évidence à l’esprit: «Je devrais faire ça plus souvent.»
Elle aime chanter depuis «toute petite, au temps des soirées de gym» et il fut une période où, souvent, elle entonnait du Barbara, du Brel ou du Ferré en société. Il a fallu les poèmes de sa fille Marianne, au mitan des années 1990, pour l’inciter à composer ses propres morceaux. Elle les a réunis en un Hymne à la vie (2000), qu’elle a défendu à l’époque sur nombre de scènes romandes.
Voilà des années que Yann Rausis est «touché» par ce disque. La voix de sa grand-mère. Les textes de sa mère. Le skieur extrême de 27 ans, célèbre pour ses performances sur le Freeride World Tour, avait dans un coin de la tête l’idée d’ajouter une dimension personnelle à cette aventure artistique familiale. C’est désormais chose faite avec son récent court métrage From Source.
Les larmes aux yeux
Dans la première partie du film, on le voit dompter des pentes engagées sur fond de rock alternatif, comme les passionnés en ont l’habitude. Mais dans la seconde, c’est le très doux Sans peur et sans remords qui vient habiller des séquences de ski «légères et contemplatives», dixit le sportif, qui revendique pour ce projet une approche «expérimentale» et un désir de s’affranchir des carcans du genre.
Les vers de sa mère ne pourraient sonner plus à-propos: «Je ferai de ma vérité/Un espace de liberté/Loin des feuilles frileuses/Qui s’amoncellent le froid venu/Comme de frêles pleureuses/Qui ne tolèrent l’inconnu.» Plus loin: «J’éclaterai toutes les barrières/Qui nous font l’âme prisonnière.»
Marianne Claret se souvient de ce texte – l’un de ses préférés parmi ceux que sa mère avait mis en musique. «Un appel à s’exprimer au-delà de toutes les loyautés et des déterminismes sociaux, dit-elle. Un hymne à la différence.»
Lorsque Françoise Claret s’est entendue rouler les «R» des mots de sa fille tout en voyant son petit-fils skier, elle en a eu les larmes aux yeux. Et c’est alors qu’elle est allée chercher sa guitare.
Le concret et l’absolu
Trois générations pour trois domaines d’expression: la musique, le texte, l’image. Et ce n’est là qu’une fraction du patrimoine créatif familial.
Françoise, c’est «le génie au bout des doigts», selon sa fille. «Elle a pour ainsi dire construit sa maison. Elle fabriquait les rideaux et cousait nos habits.» Yann ajoute qu’il a toujours vu «Mamie chanter, peindre et tricoter», comme si elle n’était pas assez occupée à la droguerie que son mari Paul a repris en 1967, et qui a valu au couple de quitter Sierre pour Orsières.
Marianne, «boule d’énergie» de 54 ans, mène, elle, «plusieurs vies en même temps», remarque son fils unique. Enseignante de profession, employée à un taux de 90%, elle s’adonne en plus à la photographie et à l’écriture: son deuxième roman, Dans les Yeux de Shanna, vient de sortir aux Editions de l’Aire.
Plus jeune, elle aurait volontiers «consacré sa vie à l’athlétisme» sans des problèmes de dos qui l’ont contrainte à s’exprimer autrement. Sa mère se souvient d’une enfant «réservée» qui «se cachait derrière les fauteuils quand il y avait des invités à la maison». La pratique de la photo l’a «guérie», ajoute l’intéressée, convaincue que les mots et les images composeront la trame des prochains chapitres de son existence.
Yann, enfin, c’est ce gosse «à l’imaginaire incroyablement fécond» qui «créait des bandes dessinées» avant de se passionner pour la musique, rembobine sa mère. Il a appris le piano très facilement, joue aussi de la guitare désormais. «On a tôt été liés par le chant: il connaissait tout Renaud par cœur», s’amuse sa grand-mère.
Et puis il y a le ski bien sûr. Le père, Yves, est guide de montagne – certains observateurs affûtés lui prêtent «le plus beau toucher de neige qui soit». «Il skie comme un bouquetin arpente un pierrier», valide son fils, qui estime avoir appris «par mimétisme», sinon «hérité» d’une partie de la «fluidité et de l’élégance» qui imprègnent jusqu’à la «démarche» du paternel.
Un art comme un autre
Assis côte à côte sur le canapé de Marianne, les trois s’écoutent, se complètent, jamais ne se contredisent. Un fil invisible relie leurs histoires, leurs personnalités, leurs productions artistiques. Yann synthétise: «Nous partageons une sensibilité, qui s’exprime de différentes manières, mais que je vois comme une âme commune à notre constellation familiale.» Marianne estime que chaque membre du trio se définit par sa «verticalité» – un besoin d’être à la fois «très ancré dans le réel, le concret» et en même temps «engagé dans une quête d’absolu».
Ils mènent celle-ci à l’instinct. Avec la conviction que certains chemins doivent être empruntés. «Sans se fixer de fausses limites quand on se sent appelé à faire quelque chose», ajoute Yann Rausis. Son film, il l’a voulu très professionnel; il a engagé des personnes qualifiées pour le réaliser; mais il a décidé d’effectuer le montage lui-même, renonçant aux compétences plus poussées d’un spécialiste pour coller au plus près de l’intention qu’il recherchait.
Françoise Claret, elle, chante, joue de la guitare et compose des mélodies mais elle ne «sait pas la musique», avoue-t-elle. Ne pas lui demander les partitions de ses morceaux, elle serait bien incapable de les écrire. «Quand j’ai voulu interpréter les textes de Marianne, j’ai enchaîné les accords et varié les rythmes jusqu’à ce que cela donne quelque chose…»
C’est peut-être sa fille qui s’est sentie le plus «illégitime» quand il s’est agi d’assouvir ses pulsions littéraires. «Si on grimpe dans notre arbre généalogique, on trouve pas mal de peintres, souligne-t-elle. L’image est très présente, d’ailleurs je prends des photos, ma mère a beaucoup peint et mon fils fait des films… Le texte fait, lui, moins partie de l’héritage familial.» Les poèmes qu’elle a donné à chanter à Françoise, qui invitent à suivre sa propre voie sans complexe, étaient-ils un message pour elle-même?
Le ski extrême, c’est un peu différent. Le danger de la pratique implique d’y aller préparé – complètement sûr de soi. Yann Rausis glisse depuis le plus jeune âge. Il aurait toujours été plus intéressé par l’esthétique de la discipline que par les centièmes de seconde qui font les champions. «C’est un skieur sensible à la ligne pure, au beau geste», applaudit sa maman. Le freeride, un art comme un autre? «J’aime bien le voir comme ça, valide l’intéressé. C’est à la frontière du sport et de l’art. Sport parce qu’on peut y plaquer des critères permettant d’organiser des compétitions. Art parce qu’on apporte sa créativité, son style.»
Le peintre et le danseur
Dans l’exercice de son métier, il se sent «peintre qui tire un trait sur une toile» quand il prépare sa ligne, puis «danseur» quand il la réalise lattes aux pieds.
Voyant son enfant attiré par les pentes les plus engagées, Marianne Claret a dû se résoudre à lâcher prise. «Au début, j’ai tout fait pour qu’il n’aille pas dans cette voie, reconnaît-elle. Ce sont les tripes de la maman qui parlent. Mais je sais que la passion l’emporte toujours, et on ne vole pas sa vie à quelqu’un.» Plutôt que de retenir, elle a donc vite choisi d’accompagner. «Je ne lui demandais pas de renoncer à aller au Bec des Rosses [où se dispute l’Xtreme de Verbier] mais de parler avec son père avant, pour se préparer.»
Elle affirme qu’elle n’a «plus peur» lorsque Yann skie. Mais elle ne peut pas le regarder à la télévision. Françoise, c’est l’inverse. «Moi, je suivais toutes ses courses, j’étais trop angoissée sinon. Et je souffle mieux quand il arrive sain et sauf en bas…»
Cet hiver, Yann Rausis ne participera pas au Freeride World Tour. Il ressent le besoin de «s’éloigner des compétitions» sans savoir si ce sera «temporaire ou définitif».
Pour l’instant, l’ingénieur physicien de formation en est à assurer la promotion de From Source. Il a opté pour des teasers assez classiques, avec musique rapide et plans spectaculaires. «Dans le film, j’ai voulu inscrire le ski dans un esprit différent, mais sur les réseaux sociaux, on a des indicateurs qui nous permettent de savoir ce qui capte l’attention des gens. En l’occurrence, je sais que les images impressionnantes filmées au drone rapide fonctionneront mieux que celles de moi marchant dans une rivière…»
Marianne Claret, elle, entend faire parler de son livre fraîchement sorti avant d’emmancher la suite – elle a déjà un thème en tête qui serait susceptible de donner lieu parallèlement à un essai et un roman. Et Françoise? Une tournée, un nouvel album? «Ouh non, sourit-elle. Je vais peut-être recommencer à chanter un peu pour les amis. Mais sinon, je suis à la retraite, permettez que je me repose!»
Voir Yann Rausis
Le film From Source, d’une durée de 13 minutes et 27 secondes, peut être visionné sur YouTube. Tourné grâce à 12 000 francs récoltés par le biais d’un financement participatif, il a déjà obtenu plusieurs prix, dont celui du meilleur court métrage à l’International Freeride Film Festival de Tarbes.
Lire Marianne Claret
Le roman Dans les Yeux de Shanna est paru il y a une dizaine de jours aux éditions de l’Aire. Ses 204 pages entremêlent le dialogue d’une journaliste et d’un psychanalyste à la méthode novatrice ainsi que des photographies. Celles-ci ne sont pas qu’illustratives mais participent pleinement à un récit qui aborde notamment les problématiques du genre et de l’éducation.
Ecouter Françoise Claret
Neuf titres du disque Hymne à la vie, sorti en 2000, sont disponibles sur YouTube, via le compte de Marianne Claret qui en signe les textes. Le projet, en son temps porté sur scène également, se veut «un hommage vibrant au voyage que chaque homme entreprend à la lueur d’une certitude volée». Il s’agit de chanson française classique et vibrante, avec beaucoup de charme.
https://www.youtube.com/channel/UCHkU8if87-wkhA-OD7qmjWw
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